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Travailler a-t-il un sens ?


Redonner tout son sens à l'instant


« J’ai trouvé une faille dans l’idéologie capitaliste. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable, mais cela m’a plongé dans un grand désarroi. » C’est la déclaration d’Alan Greenspan qui était à la tête de la « Fed », le « Federal Reserve System » américain –la Banque centrale des Etats-Unis –, alors qu’il était entendu par la commission de contrôle de l’action gouvernementale après le déclenchement de la crise des subprimes. Cette crise qui a provoqué une crise mondiale en 2007-2008. La Fed a pour fonction d’assurer le plein emploi, la stabilité des prix et des taux d’intérêts à long terme grâce à des interventions de politique monétaire, la supervision du système bancaire et la stabilité du système financier. Pourtant, son patron a admis qu’il avait eu tort de faire confiance à la fameuse main invisible du système financier. Que l’intervention de l’Etat était nécessaire pour réguler l’offre et la demande dans un contexte d’emballement du marché. Avec une bulle spéculative alimentée par un niveau inégalé de complexité des produits dérivés. Cette déclaration d’Alan Greenspan est bien maigre face à une crise qui rien qu’en France a mis 800 000 personnes au chômage faisant bondir le taux de chômage de 7,3 à 10,2% entre 2007 et 2014.

Ce qu’offre l’économie de marché comme représentation du temps est en réalité assez simple. Une maximisation du plaisir après l’acte de consommation. La recherche de l’utilité supplémentaire des agents, des individus et l’augmentation continue du profit des entreprises. C’est tout à fait naturel de vouloir gagner plus quand on est salarié, fonctionnaire ou bien quand on est boulanger. Mais le système capitaliste dans son ensemble table sur des agrégats de masse qui deviennent des règles qui emportent la société dans son ensemble, et dont la responsabilité est donc sociale et politique. Les problèmes surgissent quand la fin devient les moyens. Quand le système l’emporte sur le bon sens. Les agrégats de l’économie de marché se mesurent à l’aune de l’investissement dans le travail, le capital et les évolutions du progrès technique auquel il faut ajouter la croissance démographique. Un modèle où l’économie de la rente et les dividendes partagés à échéance dépendent de la croissance des résultats opérationnels, ces derniers étant tantôt permis par des chocs d’offre ou de demande, le dernier étant parfois lié à l’accroissement démographique.


La fin peut rapidement devenir le moyen si l’on fait de la microéconomie une doctrine de pensée. Cela pour une raison simple que nous avons soulignée au début de cet ouvrage : le capitalisme est vorace et ne souffre aucune concurrence théorique qui ne s’y plierait pas. Le modèle d’économie de marché sous-entend comme règle un libre jeu du marché qui a produit une infrastructure juridique et politique qui est en cela une des incarnations du capitalisme. Il ne s’agit pas de fournir des slogans pour altermondialistes en quête de causes. Mais tout simplement d’en faire le constat : il devient urgent que la philosophie propose de fonder une doctrine du temps qui redonne sa place à un instant non économique.


A commencer par le travail. Une activité humaine qui serait née socialement avec la révolution Néolithique et l’agriculture, après plusieurs millions d’années de chasse et de cueillette. Il y a de cela 10 000 ans. Une activité qui scelle l’essentiel du destin social des gens. Jusqu’à la qualité de la vie, l’espérance de vie en bonne santé, le prestige social. Un travail qui est devenu un symbole d’inclusion ou de réussite sociale dans une société du salariat dont la rareté s’est traduite par le chômage de masse dans notre pays. Un travail qui reste central dans la vie du commun.





La confusion entre travail et emploi


Cela semble assez évident mais c’est bien pour cela qu’il faut le questionner : le travail est pour bon nombre de nos semblables le sens de la vie. Qu’est ce qui nous a prédisposés à accepter qu’une vie bien menée était une vie de labeur ? La place de la carrière dans nos représentations supplante parfois la pure et simple logique de l’accumulation des richesses et des biens et le bien-être que doit permettre le salaire d’équilibre, celui qui rémunère justement le facteur travail sans générer de l’inflation. Avec la division fonctionnelle, technique et sociale du travail, il ne reste que peu de traces du travail médiéval. Cette peine, ce tourment physique et psychologique parfois synonyme de torture si l’on s’en remet à l’étymologie latine du trepalium. Des représentations médiévales et antiques, seule demeure la figure du patron, le « pater » de l’Antiquité qui conserve une place centrale. Ce qui peut laisser penser que le commandement dans le monde du travail est un reliquat de la hiérarchie sociale.

De nos jours, le travail qui rémunère l’effort mais confère aussi une position sociale. L’envie de faire carrière n’a pourtant rien de chevaleresque. Dans la plupart des emplois, la motivation est dictée par l’économie de marché et la performance voulue par un modèle où l’échange commercial n’est pas le motif des gains financiers mais plutôt un régime sophistiqué de profit capitalistique. Malgré cela, le travailleur se fait une représentation de soi estimable s’il se convainc qu’il le paraît pour lui-même, ses proches, ses collègues et socialement. C’est tout de même comme l’écrivait le socialiste Paul Lafargue en 1883 « une étrange folie [qui] possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie [qui] trame à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité[1]. » Cette sombre et pessimiste conception du travail a nécessairement ses détracteurs aujourd’hui. Mais elle a l’avantage de déplacer la question pour l’installer sur un terrain neuf. Car le système actuel constitue bien une aubaine pour les employeurs ou détenteurs du capital. Pour ces derniers, la dynamique de la promotion des travailleurs-collaborateurs ne résulte pas d’une difficulté professionnelle codée qui serait de l’ordre de la technique managériale mais plutôt bel et bien d’une manipulation des symboles. C’est dire la place qu’a prise le travail dans la vie de nos contemporains : un moteur qui s’alimente lui-même ; une occupation principale de la vie comme si la socialité, le prestige et l’avenir de l’espèce en dépendaient.

De cette évidence sociologique – qui ne l’est donc pas tant – de la nécessité et de la centralité du travail et du modèle du salariat dans nos vies, découle une certaine conception des principes de l’éducation, de l’apprentissage et de ceux de la suite du cycle de vie professionnel jusqu’à la retraite. Il semblerait qu’il n’y ait pas d’alternative à un modèle d’une vie remplie qui pourrait se résumer ainsi : j’apprends en m’endettant, j’épargne quand je travaille, je désépargne à ma retraite. Voilà un jeu de piste sans réelle alternative dans un paysage bien aride pour un enfant qui vient au monde et qui grandit dans nos sociétés. Car il n’est pas donné à tout le monde de faire le tour du monde en voilier pour découvrir la planète avec un précepteur à bord en guise d’école. Ni de jouir de la liberté de vivre ses passions sans passer par la nécessité de se préparer à l’univers professionnel. Non, au fond, la compétition est déjà là quand on vient au monde, avant qu’on ait choisi ou non d’y participer. Nous sommes sommés de faire des vœux dès notre adolescence pour orienter notre scolarité. Nous commençons à être formés avant de pouvoir formuler un choix. Notre sort social est scellé avant que nous ayons pu nous poser la question de l’alternative au « cycle de vie » que nous impose l’économie capitalistique.


La prise de pouvoir du marché


Des points de vue très différents cohabitent ou ont cohabité dans le temps. Dans l’Antiquité, le travail était réservé aux esclaves. Au Moyen-Âge, il était réservé aux « laborantes » ou bien à une pénitence rédemptrice. Jusqu’au 19e siècle, les bourgeois le rejetaient et souhaitaient que se perpétue une société divisée entre ceux qui possèdent sans travailler et ceux qui travaillent sans posséder. Pour beaucoup, le travail a été et demeure encore une fierté. C’est pourquoi la question de la valeur du travail dans notre temps doit être abordée sans tabou. D’abord, parce que comme les Accords de Matignon qui avaient fixé la durée légale du travail à 40 heures en 1936, la loi sur les 35 heures – une mesure de politique économique dont le gouvernement Jospin attendait des effets sur la réduction du chômage – notre société réclame plus de place pour les loisirs. Cela est conforme à une tendance de fond qui veut que nous consacrions moins de temps de travail en proportion de notre temps de vie. Aujourd’hui, la population active est seulement supérieure de 3 millions à celle d’après-guerre alors que la population totale a cru de plus de 22 millions. La réduction de la place du travail dans nos vies est donc une propension forte de notre modèle. Ensuite, parce que le travail est trop fluctuant pour être assuré à tous. A l’heure où il est totalement assumé qu’il est un « marché » avec une offre et une demande qui fixent le prix du travail – le salaire – en fonction du taux de chômage, le travail n’est pas équitablement réparti. Ce n’est ni une denrée rare, ni une panacée, ni une obligation du service public. Il est tout simplement dépendant de données trop indéterminées pour être promis à tous. Dépendant de facteurs exogènes à l’offre et à la demande, la productivité, le solde commercial, la démographie, le niveau général des prix, le niveau de croissance mondial et on le mesure encore aujourd’hui avec la crise sanitaire qui enrhume la planète, aux questions sanitaires, etc.… le plein emploi ne se décrète pas. Tout comme le relèvement du taux de croissance potentiel qui permettrait d’assurer un retour au plein emploi derrière lequel les artisans de la macroéconomie courent depuis plus de 40 ans.


L'Homme et le travail ne font pas qu'un


Au-delà du prestige et du salaire, tout cela pose une autre question fondamentale qui est celle du sens et de la valeur sociale que le travail peut donner à la vie des gens. Une recherche de sens qui trouve déjà sur son chemin un piège binaire dont il faut à tout prix s’extirper : l’actif est utile, l’inactif est un poids social ou un rentier. Le modèle où le travail de l’Homme est son essence est donc à la fois insuffisant et réducteur.

Insuffisant car les tendances démontrent comme nous l’avons vu la diminution de fait et le souhait de cette diminution du temps de travail dans nos vies. Insuffisant aussi car la corrélation entre le destin social et la quantité et la qualité du travail que l’on doit fournir dans sa vie est inexistante. Les riches comme les moins riches travaillent. Mais pas pour le même résultat. Il faut à un ouvrier 15 ans de labeur pour atteindre le salaire annuel net d’un grand patron ordinaire. Le rapport entre travail et indépendance immobilière n’a quant à lui aucune espèce d’évidente clarté. La durée de travail mesurée en nombre d’années pour devenir propriétaire a été multipliée par trois en l’espace d’une génération. C’est une prime aux propriétaires et un mur insurmontable pour les classes populaires, celle des grands ensembles, des centres-villes, des campagnes, de l’hyper ruralité. Ces inégalités posent un problème politique de premier plan, car avec la capacité à posséder un bien immobilier vient la captation du pouvoir politique. Edgar Pisani, qui nous a quittés en 2016 après une étincelante carrière politique et de haut fonctionnaire avait décrit la question foncière comme « le problème politique le plus significatif qui soit, car nos pratiques foncières fondent notre civilisation et notre système de pouvoir. »

Ce modèle où l’Homme et le travail ne font qu’un est donc aussi réducteur. Réducteur car la nature humaine n’est pas que labeur, c’est une évidence. Réducteur aussi car il est faux de dire que travailler beaucoup rend heureux. Il suffit de demander aux ouvriers et à leurs syndicats s’ils considèrent que les maladies professionnelles font partie de leur salaire, sans oublier les troubles qui frappent les agents et salariés des services, fonctionnaires ou non. 10 000 ans après l’apparition du travail, il a fallu attendre l’an 1700 et le Traité des maladies des artisans du médecin de Padoue Bernardino Ramazzani pour lire que les métiers et leur environnement singulier constituent les sources de maladies particulières. Un travail qui n’offre pas forcément à ceux qui s’y prêtent un rempart contre la précarité : le travail salarié n’est plus stable et les droits et protections attachés – le modèle du « CDI » pour tous – a vécu. Contrats à durée déterminée, intérim, emplois aidés, services à la personne… l’ensemble représente 13,5% des emplois de notre pays, soit 3,5 millions de travailleurs « précaires ». Le salariat ne résout pas tout. Il engendre ses propres limites et apories.


Défendre le droit à l'emploi plutôt que le travail à vie


La place du travail évolue dans nos vies, en termes de préoccupations et de temps dédié. A notre époque, les contradictions du travail dépassent aussi la simple question du salariat, basé lui-même sur la rentabilité de sociétés de capitaux dont l’activité et la production ne peuvent couvrir tous les besoins humains. D’où l’existence des services publics. Un service public dont les contours sont toujours flous. Où commence le service public et où s’arrête-t-il ? Il ne répond pas à tout, il n’est pas toujours gratuit, il est souvent opéré par des acteurs privés et parfois par des associations ou mouvements citoyens qui proposent un accès plus large aux activités culturelles, à l’éducation, au lien social ou par exemple aux mobilités. A notre époque, il a été remplacé, sur certains de ses pans, par d’autres formes de mobilisations économiques collectives non capitalistiques, comme l’économie sociale et solidaire. Une économie qui remplace les défaillances du salariat en faisant du travail un moteur de lien et d’utilité sociale plutôt qu’une excroissance du modèle de l’emploi salarié. Une économie qui fait plutôt office d’activité de trait d’union entre l’intérêt général et l’économie de marché. Présentée comme une troisième voie, où la responsabilité vient avant la lucrativité, elle a su composer avec le capitalisme. Elle en éprouve parfois les mêmes difficultés, comme la difficulté à recruter, à fidéliser, à trouver un local, à écouler des marchandises… Mais son but n’est pas le capital. C’est par exemple la prise en charge collective d’une portion des impacts sociaux et environnementaux négatifs de l’économie de marché pour les résorber. Des expériences dans ce domaine ont été poussées assez loin, jusqu’à faire de l’éradication du non-emploi un but. Le travail salarié comme activité est pour certains considéré comme un droit et le chômage doit donc être éradiqué. C’est l’expérimentation « Territoires zéros chômeurs de longue durée » imaginée par des militants d’ATD Quart Monde puis reprise à leur compte par le législateur, des acteurs de terrain et des élus locaux. Le principe est que le travail ne manque pas, et qu’il y a bon nombre d’emplois qui peuvent répondre à une demande solvable de marchés de besoins non couverts localement. La création « d’entreprises à but d’emploi » a cet objectif de relier les besoins économiques non couverts dans des villages et des quartiers. Les revenus de transferts à destination des chômeurs de longue durée et les transferts sociaux des départements et de l’Etat sont utilisés pour payer des personnes non employées depuis plus de 24 mois pour un métier qu’ils apprennent et un service qu’ils rendent. D’autres initiatives qui veulent s’affranchir de la logique du travail capitalistique émergent un peu partout en France. Dans l’Est de la France, le « Clust’Er Jura » anime régulièrement en Bourgogne-Franche-Comté une « start up de territoire », pied de nez au modèle de la start up capitalisée. Ces universités éphémères de la création d’entreprises rassemblent des entrepreneurs et des porteurs de projets pour lancer, sur un territoire donné, des entreprises viables répondant à des besoins locaux. Une espèce d’accélérateur du développement économique et social local, qui débouche sur de vrais projets. Des myriades d’autres initiatives existent. Elles pullulent en signalant un besoin de notre temps de donner du sens à l’instant. Consommer frais et local ou développer la permaculture à contrepied de l’agriculture intensive et productiviste en font partie. Afin d’apporter des réponses à la précarité alimentaire, une conserverie sociale et solidaire mobile a vu le jour dans la Drôme : elle récupère des fruits et légumes bio invendables pour raisons esthétiques et les remet sur le marché, plutôt qu’à la poubelle, grâce à un camion usine itinérant. Des initiatives qui répondent aux enjeux de mobilités là où des personnes doivent y renoncer pour des raisons de coût, comme le « garage solidaire » de Montbéliard et de Besançon dans le Doubs qui aident les plus précaires à dépasser la barrière de la distance pour retrouver travail et dignité. La Coursive Boutaric à Dijon fait quant à elle de l’économie locale de la culture un vecteur d’engagement des jeunes générations, des Sociétés coopératives contribuent au développement des énergies renouvelables, comme Enercoop dans les Côtes-d’Armor qui revend électricité issue de panneaux solaires à 60 000 consommateurs, ou bien encore à Loos-en-Gohelle, dans le Nord, où des logements sont éco-conçus avec des panneaux solaires et des systèmes de récupération d’eau de pluie.


Le temps n’est pas que de l’argent. Tous ces exemples démontrent que le sens que l’on doit donner au temps dédié à l’économie dépend en grande partie dans nos vies d’occidentaux du 21e siècle de la conception que nous devons nous faire du travail et du bien-être. Nous sommes à l’aube de questionnements nouveaux. Des attentes dont la politique doit se saisir, car elle a le devoir d’établir et de s’appuyer sur une conception du temps de la vie pour que le travail y retrouve du sens. Une question spéciale car celle du bonheur y est liée. Un bonheur qui ne consiste bien évidemment pas qu’en la course en avant pour l’accumulation de profits. Le politique doit œuvrer pour un modèle de marché du travail qui assure la dignité et la protection des travailleurs et la dimension d’utilité sociale des emplois. Un modèle qui permette d’inclure dans les politiques de l’emploi, au-delà de la logique des grands agrégats comme celle du taux de marge ou du salaire d’équilibre qui permet de contenir l’inflation, l’immense manne que représente la liaison à créer entre le travail qui partout manque et les emplois qu’il reste à créer. Car dans le modèle capitaliste, les moyens de production n’appartiennent pas aux travailleurs. Ils n’ont aucune prise réelle sur l’orientation des profits ou le partage de la valeur ajoutée. Finalement, tout ce qu’ils ont c’est le travail. Travailler mieux plutôt que travailler beaucoup, et vivre mieux plutôt que vivre longtemps, n’est-ce pas un pied de nez à l’idéologie ultralibérale et une reprise en main de la richesse du temps ?


Regarder en face l’importance du temps, cela passe par une dialectique philosophique de condensation du temps présent.

[1] Lafargue, Paul, Le droit à la paresse, Le temps des cerises, Paris, 1996.



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