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Socrate et la politique


Comment la philosophie peut et doit-elle se positionner vis-à-vis de la politique ? L'engagement politique et l’action publique doivent partager une vision commune. Elles doivent toutes deux s’alimenter d’une conception assez poussée du monde, de l’espace et du temps afin de reposer sur un projet moral au sens large.


« Ce que vous ensevelissez, ce ne sera que mon corps » est-il écrit dans le Phédon[1] de Platon qui fait le récit de la mort de son maître Socrate et qui rapporte ses dernières paroles. Le récit d’un sacrifice.





Vertu et tragédie


Un sacrifice retranscrit dans ces dialogues du philosophe Platon qui nous sont parvenus de l’Antiquité, et spécialement ceux qui mettent en scène Socrate. Ils nous enseignent de manière allégorique que la vérité et la vertu sont supérieures en valeur à la vie qui peut choisir d’abdiquer devant l’injustice. L’esprit et le corps se séparent, symbole d’une cohabitation devenue impossible entre la biologie et la morale. Suicide social qui précède la condamnation à la peine capitale, le sort de Platon est donc le symbole d’une forme rare de sacrifice. Celui du choix de se mettre à l’écart plutôt que de se compromettre. Celui du choix de mourir plutôt que de rester vivant dans un système politique dont les valeurs sont viciées. Ces dialogues nous révèlent aussi en quoi la politique peut se perdre dans les tréfonds de l’injustice, soit en se compromettant, soit en allant jusqu’à condamner à la peine capitale un homme dont le seul crime était de défendre des « idées ». Des idées libres dans un monde libre, celui que le régime démocratique d’Athènes était censé garantir. Une Athènes de la Grèce classique dont l’imagerie rêvée peut bien être ternie par cet épisode tragique fondateur d’une grande partie de la pensée politique contemporaine. Une Athènes qui se distinguait de Sparte justement par son épanouissement culturel et intellectuel. Mais c’est en réalité un environnement politique toxique qui a fini par contribuer à ôter la vie à celui que Platon ne craignait pas de proclamer « l’homme le plus juste de son temps »[2].

Entre son procès et son emprisonnement et le jour où on lui apporte dans sa cellule d’une prison d’Athènes la coupe de ciguë, un poison mortel en récompense de son impiété, Socrate a légué à l’humanité un célèbre symbole de résistance au « système ». Cet espace politique devenu hostile à toute forme d’offense et qui avait envahi Athènes après la guerre du Péloponnèse.


Contre les vices de la politiques, la philosophie


Personnage idéalisé, mythe, ou philosophe, peu importe. Ce que nous devons retenir comme leçon, c’est que Socrate a donné sa vie en traçant la limite entre philosophie et une forme de compromission de la politique. Il a inscrit dans le marbre de l’Histoire que la recherche et l’application de la vertu seront toujours supérieures à la résignation face au rapport de force politique. La recherche de la sagesse pour ce qu’elle est a ceci d’impérieux qu’elle dévoile au grand jour les vices de la politique. Au fond, cet épisode dramatique fournit un miroir déformant de la filiation intrinsèque de la philosophie et de la politique.


La question du sens


Pour autant, la philosophie n’est pas la politique. Simplement, elle ne doit pas renoncer à la politique. A notre époque comme dans l’Antiquité, elle doit s’y adapter et l’influencer. Elle doit être confrontée à la politique et la politique doit être convertie à la philosophie. Il n’existe pas de cité idéale pour le « philosophe roi » de Platon dans laquelle il pourrait se retirer. La philosophie est un métier qui nécessite de se rendre à l’atelier. La philosophie en tant que « tekhnè » est une production. Elle doit être opposable et opposée aux gouvernants. Ils doivent l’apprendre, se l’approprier, pour préserver la Cité des maux et des désordres que la politique peut engendrer, des euphories et des abus qu’elle permet, qu’elle ne parvient pas à éviter ou pire, qu’elle tolère. Elle doit d’abord faire son premier travail : offrir une assise théorique à tous les programmes politiques. Elle doit être le commencement et le but de toutes les démarches qu’un homme politique doit entreprendre et servir de socle à la rationalité de ses actions. Le philosophe n’est pas un vieux sage qui vit à part. Il est en chacun de nous. Il faut le réveiller par le travail et la curiosité. Il n’est ni dans les nues, ni en dehors du monde. Il est à la fois un guide et un humain parmi d’autres. Le philosophe roi de Platon, c’est le politique qui parvient à articuler les productions théoriques et les pratiques quotidiennes de l’action publique. Tâches politiques et préoccupations philosophiques s’équilibrent et se neutralisent dans l’intérêt général. Un intérêt général qui se nourrit des deux sources de la théorie et du travail. C’est ainsi que la politique peut construire sur les fondements de la philosophie politique un véritable projet moral.




C’est la définition proposée dans ce livre de la philosophie politique, non pas en tant que discipline, mais en tant que pratique. L’objet de cet ouvrage, c’est de permettre à chacun de découvrir ce qu’est la philosophie politique et de la pratiquer. Et plus précisément, de démontrer ce que la philosophie peut apporter à la vie réelle et aux politiques.


Mais pourquoi une telle entreprise ? Parce que parmi les questionnements fondamentaux de notre temps, et qui touchent chacun d’entre nous, il y a la question du sens. Le sens de l’engagement, le sens de notre quotidien, le sens du temps qui passe et des années qui se succèdent. Le sens de notre profession, de nos efforts ou de notre absence d’efforts pour nous-mêmes et pour le corps social, de nos occupations, de notre existence, de notre civilisation et de notre espèce. Ces questions peuvent paraître lointaines mais une fois qu’elles sont posées, elles deviennent de toute évidence essentielles. Il apparaît dans le même temps clairement que se poser ces questions est à la portée de tous et, aussi et surtout, de la responsabilité de tous. L’héritage de la philosophie et des philosophes est un don à chacune et chacun. Ce legs, il nous appartient à tous et pas simplement à une élite dont le métier est de philosopher. Du moment que l’on s’émerveille, que l’on s’angoisse, que l’on questionne, que l’on se questionne, que l’on doute et que l’on fait l’effort de formuler une pensée structurée.


Les conséquences de ce questionnement sur le sens ou l’absence de sens sont encore plus fortes quand elles dépendent des décideurs. Car la quête du sens et la responsabilité sont liées. Chefs d’État, ministres, parlementaires, élus locaux, hauts fonctionnaires, chefs d’entreprises, leaders associatifs ou d’organisations non gouvernementales, enseignants, hommes politiques ou d’influence, conseillers, parents, cadres de partis politiques, leaders d’opinion, éminences religieuses… le monde dans lequel on vit et celui qu’on bâtit pour nos enfants dépend largement de l’opinion que les représentants, responsables et acteurs de terrain se forgent du monde et du sens qu’ils donnent à leurs actions.

[1] Platon, Phédon, Paris, Flammarion, 1999. [2] Platon, Lettre VII, 324b - 326b, La Phocide, 2009, Paris.


Retrouvez ici le livre de Karim Bouhassoun Soyons philosophes sur le site de la librairie Martelle

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