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Les barrières sociales sont-elles franchissables ?

La politique doit réintroduire dans les consciences la carte de France. Celle que l’instituteur suspendait près du tableau noir dans les écoles primaires de la République. Car gouverner nécessite comme on l’a vu auparavant de donner corps à un idéal et de lui fixer des contours. Et donner corps à un idéal, c’est aussi le marquer comme espace, le définir comme le territoire de la communauté politique telle qu’on voudrait qu’elle soit, c’est prescrire une conception particulière du vivre ensemble et en obtenir le consentement des habitants.




La France sans Paris


Cela peut paraître une évidence. Mais il y a des risques de contresens historiques majeurs à résumer la France à Paris, aux métropoles, aux territoires centres, prospères et dynamiques, pour en faire des vitrines de nos modernités. Ces zones où les difficultés que l’on retrouve ailleurs n’en sont pas, ou le sont moins : l’emploi, la démographie médicale ou l’accès aux services publics ainsi qu’aux réseaux de transports ou au numérique par exemple. Il est trop risqué de nourrir des illusions conduisant une partie des Français des métropoles à considérer que les autres territoires sont des territoires quasi- « extérieurs » pour lesquels les mesures de second rang sont convenables. Pire encore, des espaces où l’emploi d’une certaine forme de violence symbolique ou physique est toléré pour garantir l’intérêt général. C’est considérer qu’il faut pacifier malgré elles nos campagnes et nos banlieues. Des territoires ruraux où les impasses financières des salariés automobilistes ont nourri la rancœur et les rangs de groupes de populations asphyxiés qui se sont réunis dans le mouvement des « gilets jaunes ». Des banlieues où les jeunes sont discriminés pour accéder à un emploi ou à la culture du fait de leur origine ethnique malgré le diplôme et leurs efforts pour s’intégrer, ce que démontrent des études très sérieuses de l’INED et de l’INSEE qui seront décrites plus loin. Cette manière de considérer qu’il faut contenir les révoltes populaires des territoires périphériques par des mesures spéciales relève d’une conception très ancienne du fait stratégique guerrier et militaire qui veut que l’empire guerrier soit à l’extérieur. Ce qui en soi constitue une garantie de la conservation de la démocratie à l’intérieur. Les limites de la Cité tracent donc les contours physiques de la guerre et de la paix. Et indirectement de la civilisation et de la barbarie. La banlieue est un territoire extérieur de l’intérieur, tout comme l’est la Corse ou encore les zones qui abritent des nœuds de résistances locales, comme les ronds-points des gilets jaunes, les parcours de manifestation spontanée et les « zones à défendre ». C’est le modèle de la Pax Romana, cette longue période de paix imposée par l’Empire romain sur les régions contrôlées : l’administration et le système légal romain pacifiaient les régions qui avaient souffert des querelles entre chefs rivaux, alors que Rome livrait toujours bataille contre les peuples et les tribus en périphérie, notamment les peuples germaniques et Parthes.


Une fausse proximité entre riches et pauvres


Rien de nouveau sous le Soleil ? Ce modèle de la Pax Romana est désormais inversé. Les espaces intérieurs sont les nouvelles marges de la France. Une France qui a fini par assumer à son détriment une géographie de la paix qui exclut une partie de ses espaces intérieurs. Des espaces où la République ne vaut plus et où ce qui fait la force des uns est la faiblesse des autres.

Dans nos banlieues, c’est particulièrement criant. Le chômage est la règle et la police ne peut intervenir que si elle est massivement déployée et avec effet de surprise, comme dans une « opération extérieure », selon le jargon militaire consacré. Sans réel égard pour la paix morale et mentale des riverains. Près d’un habitant sur quatre dans les quartiers sensibles déclare avoir déjà subi des discriminations pour ses origines, sa couleur de peau ou ses convictions. Deux mineurs sur trois considèrent que la police est stigmatisante et raciste, et déclarent s’en méfier. Il n’y a pas de fumée sans feu. Les interventions policières, depuis les émeutes de 2005, ont plutôt pris la forme d’expéditions rapides et massives sur les lieux de désordre. On est bien loin de la « police de proximité ». C’est une police qui tient distance. Dans ces marges intérieures à pacifier, les déséquilibres sont tels que la violence symbolique peut être tout aussi grave que la violence physique. Alors que les grandes métropoles concentrent les richesses qui sont offertes en spectacle au plus démunis de nos « quartiers », les discriminations qui touchent les banlieues rendent le sentiment d’injustice d’autant plus intense que l’espace s’étire entre ce qui est philosophiquement acquis et ce qui est réellement possible. Ce décalage est exacerbé par la proximité relative entre les espaces concernés. Les Français vivent en effet des réalités économiques et sociales extrêmement différentes mais le territoire national est le théâtre transparent de ces représentations. Dans la France d’aujourd’hui, on peut passer en vingt minutes de RER des quartiers ultrasensibles et enclavés de la Courneuve en Seine-Saint-Denis ou de Grigny dans l’Essonne, où se concentrent l’oisiveté et le chômage, et où s'affiche un repli identitaire et communautaire assez forts, au restaurant « La Rotonde » dans le 15e arrondissement ou bien à l’avenue Matignon, très chics, très riches, très snobs, très internationaux. Mais qui ne sont pas plus la France que la Courneuve ou bien Vigneux-sur-Seine en banlieue parisienne. Depuis la Gare de Lyon, après deux heures environ de TGV, on peut se retrouver dans le Doubs, un département frontalier de la Suisse, lui-même composite par sa géographie et la spécialisation industrielle et agricole et la relation ville-campagnes. On découvre à deux heures de TGV d’autres villes moyennes de province entourées d’espaces ruraux où les préoccupations, l’histoire, le tissu économique et social, les enjeux de pouvoir et la socialisation elle-même diffèrent énormément de la Région parisienne. Et en région parisienne, les quartiers, les villes, les centres et les périphéries diffèrent extrêmement les uns des autres au point de créer une sensation de vertige en traversant une simple rue…


Rapprocher les hommes


Les barrières sociales sont des frontières physiques. Cumulées à la relégation géographique, elles sont une double peine infligée à des millions de Français à la ville et à la campagne. La continuité territoriale entre la ville et la banlieue, entre les métropoles et les territoires ruraux, n’a pas d’effet si vivre à part est une contrainte plus forte que le vivre ensemble. La campagne, en France, c’est 90% du territoire pour plus de 27 millions de Français. Des campagnes diverses car elles sont périurbaines, agricoles, à faible densité. Après avoir aménagé les plaines, les montagnes, les côtes, il faut passer à la vitesse supérieure et rapprocher les hommes. En partageant plus encore les richesses et les ressources sans verser dans l’égalitarisme, et en lançant de nouvelles démarches d’aménagement de grande ampleur. Un tiers de la richesse de la France est concentrée à Paris et dans la région Ile-de-France. Dans Paris et le désert Français, Jean-François Gravier notait déjà dans l’immédiat après-guerre les déséquilibres profonds de notre pays[1] : « Dans tous les domaines, l’agglomération parisienne s'est comportée depuis 1850, non pas comme une métropole vivifiant son arrière-pays, mais comme un groupe monopoleur dévorant la substance nationale ». Les 15 plus grandes métropoles de notre pays concentrent 43% des emplois et 51% de la richesse nationale.


Ces déséquilibres, la France doit les réduire car ses avatars intérieurs dicteront inévitablement ses prétentions internationales à l’heure où l’information est accessible partout et instantanément. Chaque Français compte dans la compétition mondiale et il est temps de le comprendre et de permettre à chacune de ces forces jouer son rôle.

[1] Gravier, Jean-François, Paris et le désert français, Paris, Flammarion, 1958.


Retrouvez ici l'article de présentation de Karim Bouhassoun dans le Guide du pouvoir

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