La France comme centre du monde ?
- Karim Bouhassoun
- 22 mars 2023
- 6 min de lecture
La mondialisation doit être pensée comme une opportunité pour des territoires en concurrence économique, scientifique et industrielle plutôt que comme le champ d’une rivalité effrénée. Car le monde devient un immense organisme dont il faut comprendre les règles pour en tirer parti. Un organisme de plus en plus intégré où les procédures deviennent elles aussi mondiales. C’est dans ce contexte que les produits mondiaux connaissent un succès sans précédent, comme l’Airbus A320 qui a été conçu et commercialisé pour le monde entier.

Répondre d'ici à des besoins mondiaux
L’enjeu politique pour un pays comme la France, c’est une gestion opportuniste de l’espace. C’est de dessiner des aires géographiques qui seront des nœuds mondiaux thématiques qui répondront aux grands besoins des populations mondiales. Il faut comprendre la mondialisation comme l’opportunité d’apporter localement des réponses à des besoins globaux donc grâce à des infrastructures et des services à cette échelle. La Chine qui a finement orchestré son ouverture économique a vu exploser la part de ses investissements directs à l’étranger (IDE) dans ses zones économiques spéciales. Ces flux financiers ont permis la naissance, la croissance et l’expansion de grandes firmes chinoises à l’international. L’Empire du milieu étant devenu en 2014 la première destination mondiale des flux d’investissement devant les Etats-Unis.
Il y a certes des perdants et des gagnants de la mondialisation. Mais le sujet n’est pas l’échelle mais le mode opératoire pour que ses retombées dans notre espace se traduisent plutôt par des emplois que des délocalisations. La révolution industrielle aussi avait divisé le monde en gagnants et perdants. Si la France ne veut pas rester en périphérie de la mondialisation, elle doit bâtir sciemment et méthodiquement des centres du monde. Comme la fameuse Silicon Valley qui est devenue le pôle mondial des industries de pointe. On encore Bangalore, le symbole de l’essor de l’économie indienne, qui a su s’ériger en centre mondial des technologies de l’information et de la télécommunication. Ce territoire a tellement su tirer parti de la mondialisation que des multinationales occidentales de l’aérospatiale ou de la biochimie y ont délocalisé des services informatiques. Sans oublier la « City » de Londres, si proche de Paris mais si loin dans son modèle, même si les effets du Brexit s’y font déjà sentir. Une décision d’orientation stratégique d’un site qui en fait le deuxième centre financier au monde, avec 500 banques et compagnies d’assurance qui occupent 340 000 employés... Nous avons l’opportunité d’imaginer des territoires d’excellence et de compétitivité non pas nationaux ou européens, mais mondiaux. Plus nous innoverons et plus nous serons audacieux, plus la demande affluera.
Repenser le monde comme une société politique
Les conflits et les guerres n’ont pas attendu la mondialisation pour faire couler le sang. Mais l’interdépendance et l’immédiateté peuvent accélérer les conséquences des conflits. Tout comme l’interconnexion et l’interdépendance résultant d’intérêt croisés et d’un maillage dense de relations économiques, commerciales, financières et informatives, peuvent produire de nouveaux modes de gouvernance mondiaux. Si elle est comme nous l’avons vue accompagnée d’une régulation pragmatique, la mondialisation est une opportunité pour repenser la société politique mondiale. Les dépendances mutuelles peuvent être exploitées pour préserver la paix. L’intensité des échanges peut éradiquer la pauvreté et réduire la misère. La dérégulation et la libération des échanges, le « désarmement » douanier et l’intensification des échanges qu’il a permis ont offert à des pays qui étaient en retrait du développement d’accumuler des richesses grâce à l’ouverture à l’international. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, du Cameroun ou du Kenya. La part de l’humanité vivant avec moins de 1,90 dollar par personne et par jour (données corrigées des évolutions de pouvoir d’achat) est passée de 42,2 % en 1981 à 9,9% en 2015[1] alors que la population mondiale a cru de 62% pendant la même période[2] passant de 4,5 milliards à 7,3 milliards d’individus. Ces données sont confirmées par un rapport récent de la Banque mondiale paru le 4 juin 2019[3]. En l’espace de 20 ans, le nombre de pays pauvres a été divisé par deux, offrant à de nombreux Etats le passage du cap des pays dits « à revenus intermédiaires. » Des avancées de grande ampleur ont vu le jour en Asie de l’Est et en Asie du Sud. Les chiffres progressent en Afrique subsaharienne même si la pauvreté absolue y est la plus concentrée au monde. On observe aussi une réduction de la mortalité infantile, une augmentation de l’espérance de vie, des progrès en matière d’éducation avec un taux d’achèvement du cycle primaire et du premier cycle secondaire en augmentation.
Si la mondialisation apporte plus de questions que de solutions toutes faites aux sociétés humaines, le récit politique doit familiariser les citoyens et singulièrement chacun des Français à ce nouvel état de fait. Le facteur politique est fondamental pour qu’elle soit acceptée nationalement et comprise comme une nouvelle ère à laquelle il nous faut nous adapter pour en tirer parti. L’ampleur des flux économiques, financiers et informatifs sont plutôt facteurs de frustration et peuvent légitimement faire ressentir un sentiment de démesure. L’espace-temps a été bouleversé par les réformes de désintermédiation, de déréglementation et de décloisonnement de la finance mondiale dans les années 1980. Les places financières sont interconnectées, le marché international fonctionne en permanence, tous les jours sans interruption. Et les mêmes produits sont proposés partout sur la planète. Comment ne pas s’étonner quand on vit dans un terroir français ou anglais, et que l’on gagne 1,5 ou 2 SMIC, et que l’on sait que le volume des transactions sur le marché des changes atteint 5 300 milliards de dollars par jours ? Au-delà de ces échelles qui sont en réalité incommensurables entre salaire moyen et volume des flux internationaux de capitaux, c’est la perte de souveraineté des États qui est en question et les risques de récessions consécutifs à l’éclatement de bulles spéculatives. Nous l’avons déjà abordé avec la crise des « subprimes ». En Europe, le volume des transactions financières est presque 100 fois plus important que le PIB nominal. Les transactions de change y atteignent pratiquement 70 fois le niveau du commerce mondial des biens et services, et au Royaume-Uni, le volume des échanges d’actions représente 100 fois la valeur de l’investissement.
Commerce et moeurs douces
C’est pour apporter des réponses à ces défis que devraient être construits les ordres du jour des nouveaux forums politiques mondiaux qui doivent voir le jour. Le facteur politique est primordial dans la régulation et l’acceptation de la mondialisation. Le pouvoir politique doit dire simplement la vérité sur la mondialisation, qui n’est pas une option mais plutôt un état de fait. On ne peut pas en sortir, mais il faut s’y adapter pour l’avenir de notre économie et de nos emplois. Il est vrai de dire que la délocalisation d’industries dans des pays à faible coût de main-d’œuvre n’est pas de l’optimisation mais répond à la règle du marché. Il est aussi vrai de dire que la croissance mondiale en 2019 a été tirée par ces mêmes pays tiers dont les taux de croissance et les échanges soutenus ont tiré le PIB mondial vers le haut. C’est cette même vérité qui veut que des groupes comme Alstom gagnent des marchés dans le ferroviaire en investissant dans l’innovation, la conception et la production de produits mondiaux comme ses locomotives et rames qui se vendent dans le monde entier, y compris dans les pays qui progressivement s’enrichissent et s’équipent. Le protectionnisme et la fermeture au monde, c’est plus de chômage et un décrochage vis-à-vis des autres puissances mondiales : « Et c'est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. »[4]
Ces considérations ne soldent pas cependant les enjeux culturels. Car comme dans les grands revirements de l’Histoire de notre continent, le particulier et l’universel sont revisités à mesure que les cartes identitaires sont rebattues. Qu’est qu’être Français, quelles sont nos valeurs, et que valent elles pour des milliards de terriens, alors que nous ne représentons qu’un pourcent de la population mondiale ? La simple confrontation de nos valeurs à celles d’autres populations n’est pas suffisante pour construire une conscience interculturelle. Se distinguer des autres ne suffit pas à susciter un « être ensemble ». Une identité collective est le préalable à l’accord sur un destin commun. Les travaux du sociologue Jean-Paul Kaufmann[5] ont bien démontré la volatilité des référents identitaires, car les identités fixes, liées à un statut, font place à des identités multiples, adaptatives, évoluant voire négociées selon un contexte. C’est au cadre national d’offrir la base de référence de l’identité collective française dans la mondialisation. Notre « carte de visite ». Mais il n’est pas question que la France perde son identité en cherchant ad libitum ce qui ferait des autres peuples nos semblables pour lisser les termes du dialogue avec le monde. Le mode de composition de l’identité collective française n’a pas à être a priori ouvert au monde dans ses principes. Tout comme, la simple superposition de points de vue nationaux ne suffira pas à créer de l’engagement commun. Et là où les dialogues interculturels échouent, le « choc des civilisations » guette. La nation doit donc constituer un cadre de référence stable et valorisant pour les nationaux, afin que l’identité nationale constitue le cadre principiel du dialogue interculturel mondial.
[1] Source : données de la Banque mondiale ; https://data.worldbank.org/indicator/SI.POV.DDAY [2] Source : données de la Banque mondiale ; https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL [3] World Bank Group, Global Economic Prospects, June 2019. [4] Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Flammarion, 2013. [5] Kaufmann, Jean-Claude, L’invention de soi, Paris, Armand Colin, 2004
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