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Faut-il hâter la mort ?

Vers l’An mil, l’espérance de vie était de 40 ans. En 1900, l’espérance de vie moyenne en France était de 56 ans. En 2006, elle dépasse 80 ans pour les femmes. En un siècle, on a gagné dans notre pays en moyenne un quart de siècle d’existence en plus, alors que précédemment, la durée de vie avait mis un millénaire à croître d’un tiers. Vingt-cinq années qui permettent de vivre plus longtemps et en relative bonne santé – nous y reviendrons plus loin. Le temps de réaliser ses rêves s’allonge. Même si la durée de la vie humaine reste un battement de cil à l’échelle géologique.



Avec l’accroissement de la durée de la vie, de nouvelles questions au carrefour de la bioéthique, de la science et du politique sont soulevées. La conception d’un corps individuel et intime, notre corps, hors du champ politique, est une maxime moderne. Partout et de tous temps, la propriété de soi n’allait pas de soi. Nous sommes libres. Nous vivons non seulement mieux et plus longtemps, mais nous vivons pour nous. La civilisation du loisir est aussi celle de la liberté. La crise du covid-19 est d’ailleurs venue nous rappeler à la cruelle fragilité du vivant mais aussi, avec l’enfermement des corps, l’inégalable valeur de la liberté et les risques du « biopouvoir » latents derrière les mesures de confinement ou de déploiement d’outils numériques de localisation des corps. La « biopolitique » dénoncée par Michel Foucault qui identifie une forme du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires et les biens, mais sur la vie des gens, sur des populations, est en germe derrière les mesures d’urgence prises par les gouvernements telles que le confinement ou les contrôles de déplacement, ainsi que le sont les pratiques de renseignement liées à la statistique, la démographie, les fichiers sur l’état de santé des individus ou l’hygiène publique. La liberté nous est acquise mais les crises sanitaires rappellent que la politique n’est jamais loin pour étendre à nouveau son emprise sur la vie par l’action concertée de la puissance commune.

Il est néanmoins loin le temps où une partie des Français était condamnée à passer jusqu’à 14 heures de servitude à l’usine. A Manchester, au début du dix-huitième siècle, des fillettes de 14 ans travaillaient 14 heures par jour et dormaient 4 heures par nuit. Sous le Second Empire, en France, le travail des enfants pouvait commencer dès 6 ans. Puis vinrent les journées de février 1848. Le Gouvernement provisoire, la proclamation de la République, le suffrage universel et l’abolition de l’esclavage. « Quel est ton nom, Révolution de 1848 ? – Je m’appelle Droit au Travail ». Ce sont les paroles de Proudhon. Les progrès du droit du travail sont donc passés par là. L’enfer de la Seconde Guerre mondiale aussi où l’on a déshumanisé les corps pour mieux exterminer de manière industrielle. Puis vint le rapport parlementaire Beveridge, qui posa les fondements de l’Etat-providence outre-Manche, et les Trente Glorieuses, heure où le plein emploi et la croissance étaient au rendez-vous. Avant que ne sonnent les coups de notre temps où l’emploi devient rare alors que dans beaucoup de filières, paradoxalement, le travail manque, comme dans les métiers de bouche, le bâtiment, le numérique, le service à la personne.

Les droits, pour le moins dans nos sociétés développées, ont pris le pas sur la rentabilité pure, bien que longtemps une grande partie de l’humanité était « dans les fers », tenue par son origine sociale ou sa naissance à être condamnée à un destin non choisi ou à l’esclavage. Nous vivons donc plus libres, physiquement et moralement, mieux et plus longtemps – même si cela est relatif au pays où l’on vit. Cependant nous constatons des paradoxes à l’accroissement de la durée de vie. Car le bonheur n’est pas forcément au rendez-vous d’une vie plus longue. Selon un sondage récent, 76% des Français affirment que la fin de vie est un sujet qui les inquiète[1]. C’est tout à fait normal comme inquiétude, car nous sommes là face à un défi : la société de longévité doit pouvoir rimer avec bien-être. Ce qui est loin d’aller de soi.


Le vieillissement est un défi pour la politique


L’augmentation de la durée de vie pose au politique la question de l’adaptation d’un monde qui ne l’est pas à cette évolution biologique. Aujourd’hui, les politiques et l’action publiques ne sont pas au rendez-vous d’un vieillissement digne car le très grand âge est invisible et relégué. Avant même l’hécatombe causée par le covid-19 dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, largement liée à un manque d’anticipation et de moyens, les inégalités d’âge et sociale étaient responsables d’une inégalité devant la précarité de la santé. L’usure des corps est inégale selon les classes sociales et les retraites misérables sont là pour aggraver beaucoup de cas. La priorité des décideurs, ce doit être de réguler la répartition des revenus pour gommer les inégalités de niveaux de retraite. D’assurer l’autonomie en finançant la recherche et sa prise en charge. En misant sur tout ce qui peut rasséréner le lien humain là où il est défaillant en commençant par la présence humaine et en faisant de la lutte contre l’isolement une cause politique, et non plus seulement morale ou privée. Cet isolement il est aussi le fait de l’éclatement du bâti dans les milieux ruraux et d’un urbanisme totalement inadapté à nos aînés. C’est déjà difficile pour une famille d’évoluer dans une grande ville labourée par des boulevards où la voiture est reine. Pour des personnes très âgées, cela devient impossible. L’urbanisme doit être repensé pour être vivable : il nous faut une nouvelle Charte d’Athènes[2]. Dès à présent car la situation va empirer. Dans 29 ans, en 2050, nous serions 70 millions de Français, et un habitant sur trois serait âgé de 60 ans et plus, contre un habitant sur cinq en 2005. Un tiers des Français sera donc un sénior et plus. Il faut à tout prix éviter la guerre des générations mais plutôt prendre dès à présent en considération le fait que la ville sera partagée, en proportion, par de moins en moins d’actifs. L’accessibilité totale de nos villes aux personnes à mobilité réduite doit nous mobiliser autant que toute autre cause comme la lutte contre le décrochage scolaire, la sécurité publique ou encore l’égalité homme-femme. L’espérance de vie à la naissance, qui est de 79 ans pour les hommes et de 85 ans pour les femmes va passer respectivement à 90 et 93 en 2070. Ce n’est pas tout. En 2019, en France, 2,7 millions de personnes souffrent d’au moins une « limitation fonctionnelle »[3]. Doit-on les écarter de la ville ou faire de la ville ce lieu de tous, pour tous ?


Le grand âge au cœur de nos vies


Ce point-là est fondamental pour notre civilisation. Une société de l’égalité doit favoriser l’inclusion en faisant du lieu de vie un espace prioritaire sur les lieux médicalisés pour les personnes très âgées ou souffrant d’un handicap moteur. Cela doit être bien clair, il ne s’agit pas d’un accompagnement vers la mort, mais bel et bien d’une adaptation aux conditions d’une vie différente de celle d’un jeune, d’un actif, d’un jeune retraité. Il s’agit de refuser que le temps de vie dans lequel se trouvent les personnes très âgées soit conçu comme une charge. Les boulevards, les places, les parcours sportifs, les salles de théâtre ou de cinéma par exemple, ne sont pas ou peu conçus pour ces personnes. C’est pour cela qu’on ne les y voit pas ou peu. C’est pour cela que c’est une injustice. Des pans entiers de la population sont encore dans notre monde, mais hors du monde. C’est pourquoi la lutte contre le cloisonnement et la relégation sociale du très grand âge doit devenir une question publique de premier plan en quittant les écrits utopistes et en se décliner en actions. Il est possible de faire en sorte que des personnes âgées qui sont aujourd’hui invisibilisées vivent sur le même site que des enfants, des adolescents, des jeunes ou des adultes. On n’a en effet pas tout essayé pour de nouveaux modes de vie entre les différents âges. Un quart des personnes en situation d’isolement relationnel a plus de 75 ans. Cela augmente la perte d’autonomie et contribue au renoncement aux soins. Ce qui rend le grand âge insupportable. Comment l’accepter ? La négation sociale du très grand âge doit cesser. Aider nos aînés à trouver toute leur place dans ce monde dont ils sont partie est donc, à nouveau, une question morale et doit devenir une question politique. La relégation qu’ils subissent plutôt qu’ils ne choisissent est perçue par le reste de la société et s’exprime à travers le terme pudique de l’« intergénérationnel. » Aujourd’hui, 63% des Français estiment que les relations intergénérationnelles sont moins fortes qu’il y a 20 ans. L’urbanisme doit être complété par un soutien au développement de l’habitat intergénérationnel. Dans les villes étudiantes en premier lieu, où personnes en perte d’autonomie, familles et étudiants pourraient partager les mêmes immeubles, voire les mêmes locations. Cela se fait déjà chez nos voisins suisses et dans les pays scandinaves. En parallèle, les effets de la perte d’autonomie peuvent être réduits par le métier des aidants à domicile. Réalisé par un personnel aidant qui doit subir des salaires bas et des contraintes fortes avec la parcellisation du temps et l’éclatement des lieux de travail, notamment en milieu rural, ce secteur doit être accompagné ou s’effondrer. Les dispositifs régionaux de soutien financier pour la formation des personnels des associations d’aide à domicile, comme ils existent en Bourgogne-Franche-Comté de manière volontariste, doivent être généralisés à toute la France. Car ils rendent un véritable service public local. Ces aides augmentent la qualification des aidants, renforcent la qualité de vie des personnes dépendantes maintenues à domicile et créent des emplois en ville et à la campagne.


Y aurait-il une "bonne mort" ?


Le cycle de la vie débouche théoriquement sur la fin de vie. Mis à part pour ceux qui auraient trouvé le remède et qui sont sommés de se faire connaître. « Vivre est une chanson dont mourir est le refrain » écrivait Victor Hugo. Une fin de vie qui est un défi moral et de civilisation, tant les souffrances de l’âge avancé sont antinomiques de la société du loisir et l’envie de voir près de soi l’être cher. Comment s’assurer régulièrement des conditions de santé d’une personne en fin de vie quand on est proche ? Comme décider du traitement à apporter en fonction de ce qu’on ne comprend pas ? Cela relève de l’aporie. Les frontières médicales entre la vie et la mort sont floues. En biologie, la mort d’un être vivant est l’arrêt irréversible des fonctions vitales. Socialement, c’est épouvantable d’accompagner une personne qui subit ce passage. Selon l’Organisation mondiale de la santé animale, la mort désigne la disparition irréversible de l’activité cérébrale mise en évidence par la perte des réflexes du tronc cérébral. Déjà, cette définition ne répond pas à la question de la mort cérébrale, où le cerveau cesse ses activités mais les cellules du corps sont toujours vivantes. Cela est une évidence mais puisque la question de la mort est posée par les vivants, ce sont eux qui définissent aussi ce que peut être la bonne mort, « l’euthanasie » – du grec eu, bonne ; et thanatos, mort –, pour un mourant. Etrange paradoxe qui dès l’Antiquité nous était rapporté par Epicure en ces termes : « La mort n’est rien par rapport à nous, car quand nous sommes vivants, la mort n’est pas et quand elle arrive nous ne sommes plus ».

On peut s’entendre toutefois sur le fait que l’euthanasie est l’ensemble des méthodes et des pratiques mises en œuvre pour abréger une agonie ou des souffrances inutiles, c’est-à-dire une mort douloureuse. Dans le cas où une personne mettrait fin à ses jours alors qu’elle ne souffre pas d’un mal incurable, on parlera d’aide au suicide. La question n’est pas simple car il existe de nombreuses formes d’euthanasie. Et aucune situation n’est similaire à une autre. Il existe aussi une euthanasie passive volontaire, qui est en réalité le refus des soins. C’est le lieu du « droit à laisser mourir » contre l’acharnement thérapeutique. La mort est naturelle, pas provoquée. Il existe également une euthanasie non volontaire, qui correspond à la limitation des soins médicaux qui peut entraîner la mort. Cette euthanasie involontaire ne découle pas d’une volonté audible de la part du souffrant, ni d’une autorité compétente, et constitue en cela, en droit français, un homicide. Enfin, l’euthanasie active est liée au fait que la mort est due à une injection ou à l’ingestion de produits provoquant la mort. C’est un meurtre. Elle est provoquée par une ingestion de doses élevées de médicaments antalgiques entraînant un risque mortel connu pour le malade. Le « suicide assisté », reconnu en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse et en Oregon, survient quant à lui lorsque les moyens du suicide sont fournis par la famille, mais lorsque c’est le patient qui passe à l’acte. En somme, l’euthanasie peut être volontaire – lorsqu’un individu a la capacité mentale et physique de demander de l’aide pour mourir et qu’il le demande ; non volontaire – lorsqu’on ne connaît pas la volonté de l’individu ; ou involontaire – effectuée contre le gré d’un individu qui est conscient et qui s’oppose formellement à cette décision. Dans tous les cas, ces questions font appel à la conscience, au droit, à la morale, à l’éthique, aux droits individuels, à la technique, à la science, à la médecine… tout y est mêlé


Une question personnelle ou sociale ?


En France, loi de 2016 permet à toute personne en phase terminale une fin de vie digne et apaisée, mais avec certaines conditions comme les directives anticipées et les décisions collégiales, qui doivent permettre de recueillir les dernières volontés du patient et encadrer les choix de l’entourage. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a un consensus « sur le fait que les conditions de la fin de vie ne sont pas bonnes en France. » C’est ce qu’affirme Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique qui a rendu un avis sur la loi bioéthique en septembre 2018[4]. Le constat est rude même si notre loi prévoit la sédation profonde et continue jusqu’au décès. La fin de vie est-elle une question intime ou sociale ? Est-elle une question individuelle ou collective ? Alors que les débats autour de l’euthanasie et du suicide assisté sont polarisés autour des positions des pro et anti, le travail[5] d’Éric Fourneret offre une nouvelle lecture des enjeux en introduisant le choix individuel de la personne malade et le contexte collectif qui l’entoure. A travers l’analyse des cas français mais aussi belges, suisses et américains, l’auteur plaide pour une attention envers l’humain dans toute sa complexité et dénonce tout à la fois l’ « obsession de la compassion » que l’ « obsession palliative. » Une autre question se pose sur la prétention des textes à réguler ce qui ne peut pas l’être : doit-on légiférer ou conserver la souplesse de cas particuliers qui par définition ne seront pas prévus par la loi ? L’initiative du professeur et ami Régis Aubry, chef du service soins palliatifs au Centre hospitalier universitaire de Besançon et membre du Comité consultatif national d’éthique, de créer une plateforme nationale sur la recherche sur la fin de vie, est une dynamique qui doit permettre de remédier à la rareté des travaux de recherche sur la fin de vie en France.


A l’autre extrémité de la vie, nous devons nous poser les mêmes questions au sujet des embryons surnuméraires et des recherches qui sont pratiquées sur ces embryons. Où s’arrête le progrès et où commence l’irréparable ? Doit-on considérer les cellules souches comme une ressource, un terrain d’expériences pour la recherche scientifique, et à quelles fins et jusqu’à quelles limites ? Sans sacralité garantissant l’intégrité du corps et de la vie humaines, comment l’éthique peut-elle ériger des garde-fous ? Nous vivons une époque où la technique a modifié les règles du jeu de l’autonomie de l’évolution de la vie.



Retrouvez ici le lien vers l'ouvrage Soyons philosophes de Karim Bouhassoun le site Le furet

[1] Sondage IFOP, 2017. [2] Le 4e Congrès international d’architecture moderner avait abouti en 1931, sous l’égide de Le Corbusier, à cette charte qui a dessiné les repères de la « ville fonctionnelle » telle que nous la connaissons. [3] L’œil du CESE, juillet 2018, « Vieillissement : l’autonomie, clé de la santé », Conseil économique, Social et Environnemental [4] Avis 129 « Contribution du Comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi de bioéthique 2018-2019 », Comité consultatif national d’éthique, juin 2018. [5] Fourneret (Éric), Sommes-nous libres de vouloir mourir ? Paris, Albin Michel, 2018.






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