Anticiper le siècle à venir
- Karim Bouhassoun
- 5 sept. 2022
- 4 min de lecture
L'éternel présent n'existe pas
Une certaine forme de conception contemporaine du temps bercée d’hédonisme et rythmée par les actes de consommation nous fait perdre de vue l’anticipation du temps long. Il ne s’agit pas d’une arrogance mais plutôt d’une légèreté dans la manière d’appréhender le devenir des choses. Cette légèreté est causée par une fascination pour le temps présent. Un présent où les enjeux de mémoire nous font croire que l’on peut juger le passé depuis le temps actuel. Un présent qui s’alimente lui-même, obnubilé qu’il est par l’instantanéité et l’impression de pouvoir d’ubiquité que nous donnent les moyens de communication. Un éternel présent qui nous condamne à ne pas construire de perspective de l’avenir. Pourtant, un certain nombre de décisions qui sont prises aujourd’hui et qui le seront dans les décennies à venir vont modifier de manière irréversible l’évolution de la vie elle-même, et de la vie humaine en particulier. Faut-il laisser le contrôle de ces enjeux à la seule loi de l’évolution et au progrès technique ? Les impacts des innovations sur la biologie, les énergies, l’urbanisme, la production et la transformation des aliments vont révolutionner le millénaire qui s’ouvre et les prochains. A des niveaux hors de portée de notre imagination. Il est en effet difficile de comprendre comment nous pourrions anticiper ces époques à venir à l’ère où règnent le « juste-à-temps » et le court-termisme.
Contrer la logique de l'urgence
A notre époque qui semble prise au piège d’un « dilemme du prisonnier » qui nous interdit de sauver notre planète du réchauffement et de la disparition des espèces. Pourtant, plus le temps avance, plus il semble impossible de revenir à une situation écologique « durable ». Ce qui impliquerait de rompre avec la logique de l’urgence et de la « destruction créatrice ». En matière de biodiversité, certains scientifiques nous alertent sur les prémices d’un nouvel épisode de grande extinction provoqué par l’Homme (voir Gerardo Ceballos, Paul R. Ehrlich, and Rodolfo Dirzo, « Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines », Proceedings ot the National Academy of Sciences of the United States of America, 2017) : le tiers (32 %) d’un panel de 27 600 espèces de vertébrés étudiées serait en voie d’extinction ou en recul de manière massive. Il ne semble pourtant pas que la priorité mondiale soit à une action collective résolue, massive et prioritaire pour la planète de la part de nos gouvernants. Alors que la mondialisation est menée par les doctrines libérales de marché et de libre-échange, il faudrait compter sur le moteur de l’intérêt. Mais il n’existe pas encore de modèle économique pour sauver la planète, ce n’est pas encore entré dans les fondamentaux de l’économie néoclassique ni dans le langage des stratèges qui rendent comptent dans les assemblées générales d’actionnaires. C’est que le néolibéralisme est devenu une « théorie du tout » en réduisant le champ de la contradiction. En empêchant la dialectique de contrecarrer l’emprise du néolibéralisme sur nos champs de nos vies où ce sont d’autres doctrines qui devraient naturellement régner. Les thèses néoclassiques sont devenues si persuasives qu’elles tirent des arguments et preuves contraires des éléments de confirmation de leur propre vérité (voir Mirowski (Philip), Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Verso, 2014).
Pour un État stratège
Pour ces mêmes raisons, la seule voie de sortie ne peut être tracée que par la contrainte, et donc la décision politique et la contrainte légale. La sphère publique en général – qui comme nous l’avons vu doit se réformer car elle est démunie si elle veut décider seule – est responsable de son propre immobilisme et de ses propres compromissions. Ce sont donc de nouvelles règles de droit qui doivent forcer la main au marché afin de traiter ces questions majeures pour notre civilisation que sont l’évolution de la planète, de la vie et de la biologie humaine en particulier. Pour autant, la confrontation irréductible entre l’État stratège et le court-termisme du marché ne va pas toujours de soi. C’est en cela très étonnant mais c’est pourtant au cœur d’un des avatars de l’économie de marché et du capitalisme, à savoir la Silicon Valley, qu’est née la Long Now Foundation, un think tank qui se fixe ni plus ni moins l’objectif d’anticiper ce que sera notre planète en l’an 10 000. Jeff Bezos, le fondateur de la multinationale Amazon, le groupe aux 178 milliards de dollars de chiffre d’affaires qui emploie 540 000 personnes dans le monde, a installé dans son ranch de Californie une horloge qui doit donner l’heure à la seconde près pour les 10 000 prochaines années… étrange situation dans laquelle nous sommes, où c’est le privé qui voit plus loin que le public en décomptant l’importance du temps long. Gouverner, c’est prévoir dit l’adage qu’on attribue à Adolphe Thiers. La politique aurait-elle consenti à déléguer à l’entreprise l’anticipation de l’avenir ?

Retrouvez les développements sur la notion de temps en politique dans le dernier ouvrage de Karim Bouhassoun, "Soyons philosophes. Penser la politique du 21e siècle"paru chez l'Harmattan (Paris, 2021). Karim Bouhassoun est également membre du bureau du club de 21ème siècle
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