L'avenir des banlieues est dans l'économie
- Karim Bouhassoun
- 16 nov. 2021
- 8 min de lecture
L’une des portes de sortie de la précarité et de la relégation dans les territoires fragiles, c’est l’économie, le développement du commerce, la création de richesses et l’accumulation de capital.

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Cela ne peut pas venir de l’extérieur, de l’État ou d’une quelconque main invisible extérieure. Cela doit venir des acteurs de terrain, des habitants, de ceux qui vivent dans les quartiers sensibles, les « QPV », les grands ensembles. A l’instar de ce qu’écrivait le Général de Gaulle dans une lettre à propos des évènements de mai 1968 :
« Les Français sont trop portés à croire qu’ils peuvent dormir tranquilles, qu’ils n’ont qu’à s’en remettre à d’autres du soin de défendre leur indépendance ! Il ne faut pas les encourager dans cette confiance naïve (…) ! Il faut les encourager à compter sur eux-mêmes ! »
Dans mon essai Que veut la banlieue, Manifeste pour en finir avec une injustice française (Paris, L’Harmattan, 2017, Karim Bouhassoun) je développe quatre mesures à prendre pour l’économie et l’emploi dans les « territoires fragiles » urbains, mais qui peuvent aussi s’appliquer à nos campagnes.
Augmenter le taux d’accompagnement des entreprises dans les territoires fragiles à hauteur d’au moins 50 % (il est de 3% contre 30 à 40% en moyenne nationale) et animer nationalement le mécénat de compétences des centaines de milliers de chefs d’entreprises pour parrainer des jeunes créateurs.
Simplifier les aides à l’emploi pour les jeunes au profit de celles axées sur la proximité de la relation entre conseiller et jeune.
Réorienter les moyens de la formation continue vers les publics les plus fragiles via une convention nationale mettant rassemblant entreprises, principaux financeurs, régions, l’Unedic et Pôle emploi
Lancer une mission d’animation pour coordonner les réseaux d’écoles qui offrent des formations spécifiques rapides et qualifiantes aux plus jeunes sans qualification, à l’image du programme « webacadémie ».
Un contexte de crise permanente
Les territoires fragiles de la République sont méconnus et orphelins : c’est un archipel d’ilots urbains de 5 M d’habitants de qui ne correspond pas à la division actuelle du pays en collectivités, et qui ne peut donc monnayer des moyens supplémentaires dans le débat national. On l’a constaté devant le Congrès, puis lors du discours de politique générale du Premier Ministre au début de l’actuel quinquennant, et enfin lors de la Conférence des territoires où aucun plan n’a été annoncé. Le discours du Président de la République du 14 novembre à Roubaix a permis une mise en avant de la question économique et sociale comme premier levier pour que la situation s’améliore : développement des entreprises et services publics comme clef de voute à une nouvelle donne.
Mais depuis les émeutes de 2005, la situation ne s’est pas améliorée. La braise couve toujours sous la misère sociale. La réponse des pouvoirs publics n’a pas été à la hauteur et risque de l’être encore moins dans les prochains mois si l’on continue de s’appuyer sur la « Politique de la ville », qui ne constitue que 0,1% du budget de l’Etat, comme levier de développement. Saupoudrage, incohérence souvent d’une politique épinglée à plusieurs reprises par la Cour des comptes[1], la Politique de la ville est ainsi surtout « réactive, symbolique, mais structurellement faible. »[2]. Les récentes réductions de crédits par le Gouvernement de 46,5 M€ soit plus de 11 % du budget total, s’élevant au total à 411 millions d’euros, sont un faux sujet : la question n’est pas là, mais dans la mobilisation au profit de ces territoires de crédits de droits commun et de solutions de bon sens d’investissement dans l’immatériel.
Lutter contre la discrimination et enrichir en emplois la croissance des entreprises en banlieue
Alors qu’assister est le « degré zéro » de l’action publique hormis pour les personnes en situation d’extrême fragilité, le nombre d’allocataires du RSA a crû de 35 % depuis 2008 et s’élève à 2,5 millions en 2017. Les phénomènes de bulles comme « uber » peuvent apporter des solutions individuelles et partielles, mais ils ne corrigeront pas les difficultés structurelles liées à l’emploi dans les banlieues. C’est l’environnement économique dans son ensemble qui doit évoluer pour favoriser le développement d’activités sous forme de TPE-PME/PMI : formation, implication des consulaires et organisations professionnelles, mentorat de masse, campagnes d’image.
La solution c’est donc d’abord la création d’emplois. Les créateurs d’entreprises dans les quartiers prioritaires de la Politique de la ville peuvent y contribuer en faisant grandir leur entreprise. Ils sont 3 à 4 % à être accompagnés par des professionnels. Il faut faire grimper le taux d’accompagnement des entreprises dans les territoires fragiles à hauteur d’au moins 50 %, sachant il est comparativement de 30 à 40 % au niveau national. Les apports : des conseils de développeur, l’accès à des financeurs, des spécialistes des RH… qui ne sont pas ou peu accessibles à ces entrepreneurs.
L’Agence France Entrepreneur (AFE), lancée en 2015 à la suite du rapport remis au Premier Ministre[3], structure nationale de financement des opérateurs et avait lancé plusieurs appels à projets thématisés et territorialisés, peut être relancée. Elle doit être à l’origine d’un programme d’animation du mécénat de compétences des centaines de milliers de chefs d’entreprises qui seraient d’accord pour parrainer des jeunes créateurs pour faire grandir leur affaire et enrichir en emplois leur croissance. Un panel de chefs d’entreprises – un comité économique pour les banlieues – avec des hauts-fonctionnaires, financiers et acteurs de terrain aidera à pérenniser ses missions pour aider les entreprises créées à passer le cap des 5 ans et embaucher dans des territoires prioritaires de la Politique de la ville où le taux de création est deux fois supérieur (550 000 créations par an) à la moyenne nationale, tout comme le taux de chômage. Il convient aussi de briser la mauvaise image des quartiers populaires aux yeux des investisseurs. Investir en banlieue est lucratif. L’AFE est bien placée pour mener des campagnes de communication et systématiser sa présence avec un réseau de guichets dans les 100 territoires entrepreneurs (ex-ZFU).
Enfin, le discours politique sur l’emploi et une campagne de communication publique portée par le Ministère du travail doivent véhiculer des messages aux employeurs publics et privés pour dénoncer les préjugés qui créent des discriminations à l’embauche et faire l’éloge de la compétence sur la base d’exemples réussis.
Le « défi jeune » : une feuille de route pour agir envers les plus précaires
La progression de la pauvreté en France depuis 2008 touche d’abord les jeunes et notamment en banlieue[4]. Les outils existent pour y remédier, mais ils sont trop nombreux et éclatés : il y a trente dispositifs pour l’emploi des jeunes en France pour un budget de plus de 10 milliards d’euros, qui allient accompagnement personnel, aide directe à l’embauche et moyens de la formation. 10 milliards d’euros, c’est plus de 20 fois le budget de la politique de la ville. La Cour des comptes a dénoncé récemment l’empilement des aides et le manque de coordination qui nuit à l’efficacité globale de cette politique. Il faut simplifier les aides au profit de celles axées sur la proximité de la relation entre conseiller et jeune[5].
Autre critère de réforme, la concentration des actions autour du rapport coût-résultat. La méthode : une feuille de route partagée entre partenaires sociaux, Etat et organisations de jeunesse pour réorienter les actions vers les publics les plus précaires et les plus nécessiteux. L’objectif : lutter contre les effets d’aubaine pour les entreprises et institutions et réduire la dépense publique.
Enfin, on peut difficilement faire mieux que l’alternance pour une passerelle entre l’apprentissage et l’embauche. Avec l’appui des régions, autre bras armé en matière d’alternance, une expérimentation pourrait être lancée sur les 100 territoires entrepreneurs pour réduire le coût pour les PME (8 000€ par an et par entreprise dans l’industrie) et pour adapter les programmes de formation aux cycles et aux besoins des PME et au profil des jeunes des quartiers prioritaires.
Réorienter les moyens de la formation continue vers les publics les plus fragiles via une convention nationale mettant rassemblant entreprises, principaux financeurs, régions, l’Unedic et Pôle emploi
Les 32 milliards d’euros dédiés à la formation profitent en majeure partie aux « insiders »[6], système par ailleurs opaque, complexe et difficilement accessible aux moins qualifiés[7]. L’Etat doit lancer une initiative pour simplifier et coordonner via un organe paritaire rassemblant les co-financeurs avec la mission de réorienter les moyens vers les publics les plus fragiles. Une mesure concrète du ministère de l’Economie, du ministère du Travail et du ministère de la Cohésion des territoires sera le lancement et l’animation d’une convention nationale mettant autour de la table les entreprises, principaux financeurs, les régions, l’Unedic et Pôle emploi. Sa mission : proposer un rééquilibrage sur une base géographique des moyens en faveur des décrocheurs et des chômeurs de longue durée et mettre en place un mécanisme incitant les organismes de formation à viser d’abord l’employabilité avant la rentabilité.
Lancer une mission d’animation pour coordonner les réseaux d’écoles qui offrent des formations spécifiques rapides et qualifiantes aux plus jeunes sans qualification, à l’image du programme « webacadémie[8] ».
La puissance publique doit pouvoir passer d’une logique de demande à une logique d’offre en matière de formation qualifiante aux métiers en tension, comme celui du web. Prenons l’exemple d’un partenariat entre une école d’ingénieur et une association nationale de lutte contre le décrochage scolaire, « Epitech » et « ZupdeCo », qui recrutent dans les missions locales des jeunes pour leur offrir un cycle accéléré de formation de développeur web. Près de 100% des promotions décrochent un emploi après moins de 18 mois. Or, ce sont seulement 25 000 places qui sont offertes par ce type de dispositif en France. La marge de progression est immense quand on sait qu’il s’agit d’un métier en tension qui n’a pas ou peu été affecté par la crise. L’Etat pourrait lancer une mission, via le ministère de l’Enseignement supérieur et en lien avec Bercy, pour formaliser l’animation des réseaux d’école, en lien avec la profession, pour coordonner l’offre et favoriser les économies d’échelle.
En parallèle, et pour réduire la distance à l’emploi héritée de l’échec scolaire, le ministère de l’Enseignement supérieur peut mener une mission d’expertise et expérimenter les formations spécifiques aux plus jeunes sans qualification, à l’image de ce qui se fait aux Etats-Unis ou en Suède.
le National Guard Youth Challenge né aux Etats-Unis, est un programme de la Garde nationale américaine qui consiste à offrir aux jeunes décrocheurs de 16 à 18 ans le bagage civique, éducatif et l’autodiscipline nécessaires pour réussir dans la vie. 72% des élèves obtiennent à l’issue l’équivalent du baccalauréat Ils sont 7% de plus à trouver un job par rapport aux jeunes « décrocheurs ».
Sur un plan plus « civil », le modèle des Folk Schools mis en place en Suède doit pouvoir inspirer la mise en place d’« écoles de la deuxième chance 2.0 ». Une nouvelle génération d’écoles qui permette aux décrocheurs d’obtenir un certificat équivalent au baccalauréat. On arrête avec l’éducation prioritaire, mais on crée des internats avec 10 à 15 élèves par classe avec un objectif : diplôme et job à la clef.
[1] Rapport de la Cour des comptes sur la politique de la Ville : des efforts à poursuivre, février 2016, dont les recommandations sont restées pour moitié lettre morte et qui relève « un effort de mobilisation insuffisant ». [2] Voir les travaux du sociologue Renaud Epstein et l’interview et http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/11/06/la-banlieue-reste-un-sujet-a-risque-pour-les-politiques_4804409_823448.html [3] « Propositions pour la création d’une agence nationale pour le développement économique des territoires fragiles », Marie-Guite Dufay, Abderzak Sifer, Julien Rencki, Octobre 2015 [4] Dans nos campagnes aussi, où 1/3 des jeunes de 18 à 24 ans a renoncé à se rendre à un entretien d’embauche faute de budget pour prendre les transports. [5] Il existe environ 30 dispositifs pour l’emploi des jeunes pour un budget de plus de 10 milliards d’euros qui sont empilés et globalement peu efficaces (Cour des comptes). [6] Deux tiers (61 %) des crédits sont fléchés vers la formation des salariés du privé (13,5 Mds €) et des fonctionnaires (6 Mds €) contre 14,4 % pour les jeunes et 14% pour les demandeurs d’emplois. [7] Il existe 55 000 organismes de formation en France contre 4 000 en Allemagne. [8] qui forme en peu de temps des jeunes non diplômés aux métiers du web qui recrutent pourtant fortement alors que seulement 25 000 places sont offertes par ces écoles en France.
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