Banlieues : loin des yeux, loin du cœur ?
- Karim Bouhassoun
- 24 juil. 2023
- 5 min de lecture
Retrouvez ici l'interview de Karim Bouhassoun parue sur France 3 Mort de Nahel à Nanterre : "les jeunes se sentent abandonnés", décrypte un spécialiste des quartiers lors des émeutes de juin 2023.
L'assignation à résidence
A l’instar de la France des campagnes, la France des banlieues a sa propre Histoire, ses logiques nationales et locales. Après des décennies d’exode rural et d’immigration économique, les banlieues sont devenues, comme certains villages, un symbole du territoire de la relégation des classes populaires à l’extérieur des métropoles. Ce mouvement général est induit en partie par la mondialisation : déséconomies d’échelle, métropolisation, exclusion aux marges de la ville et phénomène d’ « assignation à résidence » des plus fragiles[1], sortie par le haut des mieux dotés socialement. A la ville et à la campagne. Des territoires où l’on a souvent les inconvénients des métropoles sans les avantages : pollution de l’eau, de l’air, inconvénients des grandes infrastructures de l’énergie ou des transports et des mobilités. Un paysage urbain constitué d’enclaves avec les nuisances d’aéroports, d’autoroutes, de rocades, de lignes électriques à haute-tension, d’équipements publics ou privés polluant le paysage, l’air, l’eau, la vie.

La logique de la double peine
L’assignation à résidence c’est aussi comme je l’ai démontré dans un précédent essai la distance vis-à-vis de la décision politique. Les inégalités sur le marché du logement en sont l’illustration et une des conséquences les plus graves. La barrière de l’accès à la propriété illustre en effet parfaitement la mainmise de la classe dominante sur le patrimoine : en près de 30 ans, le patrimoine moyen exprimé en nombre d’années de revenus est passé de 2 ans à 6 ans. Autant dire que la prime aux propriétaires – largement sous-représentés dans les banlieues – a explosé au profit des habitants des centre-ville. Ceci rendant plus importante encore la marche vers la mobilité sociale et géographique. Le patrimoine est plus accessible aujourd’hui qu’hier à ceux qui en ont déjà un et qui sont hyperreprésentés dans les centralités, ce qui augmente l’effet d’exclusion des plus jeunes, des classes populaires – qui sont souvent locataires d’un logement social depuis un demi-siècle et de père en fils – et d’une partie des classes moyennes en dehors des grandes villes.
Si on est pauvre ou faible et qu’on est loin du pouvoir, on vit une double peine. On conteste le pouvoir dont on reconnait l’incapacité à changer sa condition. On rejette ses symboles. On choisit la vie « en marge ». Comment ne pas noter la similarité entre le mouvement des « gilets jaunes » et les émeutes urbaines – émergence spontanée, extension rapide du mouvement, violences physiques notamment contre les forces de l’ordre et dégradations, contestation de la légitimité du pouvoir et des institutions, prolifération de thèses complotistes – sans se lancer dans l’étude du partage des responsabilités qui est l’exercice préféré de l’extrême-droite et des identitaires ? La France a donc des limites extérieures – les frontières, l’Outre-Mer, les frontières de l’Union européenne en matière de circulation des personnes, des biens, des services, l’espace aérien, la zone économique exclusive maritime, ses littoraux. Mais ses limites intérieures sont plus abruptes encore. Elles traduisent l’immense défi pour notre siècle que représente la question de l’espace intérieur, de son aménagement et de ses politiques sociales d’inclusion.
La France comme référence commune
La solution au morcellement intérieur, c’est l’unité de la nation et la consolidation de la communauté nationale. Une nation qui pour être reconnue comme référent suprême de l’appartenance doit encore assurer et garantir l’unité et l’originalité du pacte social, pour que chacun s’y reconnaisse. Le tout sans se perdre dans les dédales de l’identitarisme. Une nation française qui doit être garante par l’action de son administration de la correction des inégalités. Un fait national qui doit s’imposer comme horizon d’appartenance à une communauté de destin spéciale et irréductible. Il y a du travail car l’idée que le Gouvernement c’est la France est partiellement vrai. Tout comme l’Etat et le Gouvernement, ce n’est pas la même chose. Tout comme l’Etat et la démocratie diffèrent. On dit de l’Etat français qu’il a mille ans, et à ce titre le travail de l’historien Pierre Rosanvallon fait référence, ce qui veut aussi dire que l’Etat et la démocratie ce n’est pas la même chose… Le Gouvernement est le fruit d’un régime, et dans notre Constitution, il découle de l’élection du Président de la République et d’une nomination par le Premier ministre. Il ne représente pas à lui seul la France même si sur le plan politique son hégémonie est une évidence et qu’elle est souhaitable car il tire sa légitimité et sa souveraineté des urnes. Mais le Gouvernement est le reflet d’une tendance politique dans la longue histoire des alternances. Pas de toute la politique et encore moins de l’Etat même s’il est un instrument de sa continuité. L’Etat préexiste et son administration est le pilier de la continuité de ses intérêts. Tout comme le fonctionnement des institutions est garanti par l’administration et le droit. On peut donc être en désaccord avec le Gouvernement, sans rejeter la France, ses institutions, la forme républicaine de son pouvoir, ses normes fondamentales et ses valeurs. Voilà donc une bonne base de réflexion pour considérer que l’unité dans la nation constitue la priorité absolue de l’Etat pour dissoudre dans l’unité du peuple les errances des séparatismes réels ou fantasmés, spontanés ou ourdis.
La France comme référence commune et garante de l’égale valeur des citoyens quel que soit leur lieu de vie, au centre ou à la périphérie, cela nécessite donc un Etat proactif et omniprésent. De l’autre côté, cela appelle à un attachement populaire des citoyens qui sont à sa base. Un attachement qui n’est jamais acquis et qui est à renouveler de façon permanente tant il repose sur des valeurs et des principes ainsi que sur des représentations qui évoluent avec le temps. On ne peut pas faire société avec nos semblables sans reconnaissance de la primauté du corps collectif. Il s’agit de faire sortir les allégeances traditionnelles de leur cadre formel en renouvelant constamment la question de l’allégeance. Cette vision des choses a été développée dans le propos du philosophe canadien Charles Taylor[2], qui rappelle que chaque homme a besoin « afin de découvrir en lui ce en quoi consiste son humanité (…) d’un horizon de signification qui ne peut lui être fourni que par une forme quelconque d’allégeance, d’appartenance à un groupe, de tradition culturelle ». Chaque Gouvernement doit à la France un « horizon de signification », de manière non négociable.
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