Écologie : savez-vous ce qu’est l’ "acrasie" ?
- Karim Bouhassoun
- 20 juin 2023
- 6 min de lecture
« Un tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras, L’un est seur, l’autre ne l’est pas. » Cet aphorisme popularisé par Jean de la Fontaine[1] illustre parfaitement le dilemme du prisonnier dans lequel est prise l’humanité face aux enjeux du climat et de la préservation des milieux et de la biodiversité. Cela a été suffisamment répété au fil de cet ouvrage. C’est une faiblesse de l’Homme que de se pencher vers ses préférences à court terme plutôt que de maximiser ses métapréférences. Ces dernières, plus « nobles », sont celles dont le bénéficie individuel et collectif est plus important, mais qui demandent beaucoup d’efforts et qui par cela-même sont repoussées pour des choix de court-terme.

Penser sans volonté
La langue joue parfois des tours. Le mot temps désigne à la fois les conditions météorologiques et la durée. Avec le temps qui passe, le temps change. C’est en observant le ciel que les premières civilisations de Mésopotamie ont divisé le temps annuel. Les mythes et légendes agraires et les rythmes de vie cycliques des sociétés en sont une autre expression. Et cette polysémie du temps souligne bien à quel point les deux concepts – le climat et les ères – sont liés. Tout comme nos décisions d’aujourd’hui et les résultats futurs. Tout comme l’indécision et la timidité de notre génération impacte à chaque seconde les générations futures et l’avenir de notre planète. Qu’on le veuille ou non, vue du ciel, l’histoire industrielle de l’humanité suit son cours. Rien ne se passe malgré les alertes et l’omniprésence de l’environnement dans tous les débats et au bout de chaque plume. Cette tragédie de l’acrasie – du grec ancien ἀκρασία (akrasia) qui signifie « absence de volonté » – peut à elle seule résumer le délire écologique dans lequel est entrée l’humanité tout entière. On estime que 7 millions de morts par an dans le monde sont dues à la pollution de l’air. Elles s’élèveraient à 48 000 par an en France. Si le monde vivait comme les Français, il faudrait 3 planètes à l’humanité. A ce stade, le mode de vie des 7,6 milliards de Terriens consomme 1,6 planète chaque année. C’est trop pour qu’elle se maintienne ou qu’elle se renouvèle. Une planète où la surface de déforestation équivaut à près de 50 millions de terrains de football en 2019. Le niveau moyen de la température globale s’emballe depuis 1990[2]. Le niveau global des mers du globe est en augmentation constante et est estimé à 65 centimètres de plus d’ici la fin du siècle, alors qu’un milliard d’êtres humains vivent dans des basses terres côtières. Les évènements climatiques extrêmes en intensité, en étendue et en durée se multiplient, comme les cyclones, tempêtes, canicules, évènements pluvieux intenses… Les oiseaux migrateurs qui reviennent dans notre pays à la belle saison sont de retour de 7 à 15 jours plus tôt.
L’esprit humain est pourtant une source sans limite et il pourra nous permettre de vivre plus nombreux et de prospérer sur notre planète tout en la préservant. Mais pourvu qu’on change de modèle. Le débat n’est pas dans l’alternative croître ou décroître. Mais d’utiliser la science à bon escient, pour croître bien. C’était déjà dans les écrits du philosophe Platon, lorsque dans ses dialogues avec Socrate, le sophiste Protagoras – célèbre notamment pour sa formule « l’homme est la mesure de toute chose » – répondit qu’il pensait de la science tout ce que Socrate en disait – à savoir que « l’intelligence de l’homme est une ressource qui suffit à tout ». Il ajouta « [qu]’il serait honteux à [lui] plus qu’à tout autre de ne pas reconnaître que la sagesse et la science sont ce qu’il y a de plus fort parmi toutes les choses humaines. »[3]
Intérêt privé de court terme versus intérêt public de long terme
L’humanité a pris conscience de l’impact de ses activités sur son écosystème et sur la planète dans son ensemble à mesure que le temps passe, mais n’applique pas sa science à procéder à un changement de paradigme. Deux limites doivent être conceptualisées, toutes deux empruntées justement à l’οἰκονομία de la Grèce classique, l’économie, littéralement l’« administration de la maison », ce qui la régit et qui impacte notre écologie – notre science de la maison, de notre habitat. D’abord la finitude de la vie humaine nous commande de désirer récolter immédiatement les bénéfices de notre travail, de nos investissements, de nos rapports aux autres. Seconde limite, le dilemme du prisonnier décrit par la « théorie des jeux » et développé par le mathématicien américain Albert W. Tucker selon lequel malgré l’évident intérêt à coopérer pour une cause commune – en l’occurrence ici celle de la préservation de notre planète et des espèces qui la peuplent – nous choisissons de trahir nos partenaires de jeu.
Comment contrer ce naturel humain qui le conduit à opposer intérêt privé de court terme et intérêt général à long terme ? Pourquoi maximisons-nous le court-terme au détriment de nos métapréférences ? C’est là que l’homme politique a un rôle à jouer. Avec une conscience de l’espace aiguisée et une théorie éprouvée de la valorisation du temps qui sache s’émanciper des thèses libérales de l’homo œconomicus. En s’inspirant des réponses à ce dilemme qui sont au cœur de la philosophie hobbesienne du contrat (voir infra). En mobilisant les moyens de l’Etat et des unions régionales tout autant que des collectivités locales, comme acteurs rationnels pour contraindre les hommes eux-mêmes à des objectifs auxquels ils auraient renoncé contre toute logique. C’était en puissance dans Le Léviathan[4] de Hobbes où l’Etat constitue cette institution extérieure à distance idéale des intérêts privés. Suffisamment distante, neutre et contraignante pour orienter vers son optimum la dynamique qui oppose la rationalité individuelle et les choix collectifs. Car seule la contrainte peut permettre à l’humanité de dépasser le piège actuel de non-coopération qui conduit notre civilisation dans l’impasse écologique. Les marchés de « droit à polluer » et les campagnes de sensibilisation seront inefficaces pour lutter contre ces biais humains qui consistent à maximiser le profit à court terme au détriment des conditions de sa propre survie et de son existence en tant qu’espèce. Nous avons déjà tenté de déléguer la régulation des risques financiers au marché ce qui a conduit à la crise financière et économique mondiale de 2007-2008 – et à bien d’autres avant cela. Face au risque, rien de ce qui est programmé par les communautés humaines de manière incitative ne peut être remplacé par la contrainte. Car l’enjeu est bien là : le dilemme du prisonnier réduit à peau de chagrin les effets des vertueux qui ont fait les efforts de changer. Entre 1990 et 2016, les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont augmenté de 60 % dans le monde. Alors que celles des Etats-Unis ont été quasi stables (+ 1,1 %), celles de l’Union européenne ont fortement baissé (- 27,6 %), – tout comme celles de la France (- 12,0 %). Mais ces effets ont été gommés par le « rattrapage », sur la même période, des zones émergentes. Les plus gros contributeurs à ces émissions sont la Chine (+ 350 % !), l’Inde (+ 280 %) et la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord (+ 180 %).
Imposer le changement en matière d’environnement
Les conclaves mondiaux ne suffisent pas ni les innovations du marché libre. La bien-pensance, l’émotion et les vœux pieux doivent être remplacés par la force du glaive – la contrainte et la sanction. Nous n’avons pas d’autre alternative. Il faut interdire certaines catégories de moteurs, de vêtements, réguler la déforestation, interdire la surexploitation des mers et les dérives de l’agro-industrie, obliger les filières industrielles et leurs clients à la transition énergétique contre les intérêts de court-terme. Ou bien, mieux encore, il faut laisser faire toutes ces industries (et bien d’autres que nous n’avons pas la place de citer ici) pourvu que leur impact sur la planète soit rendu nul voire devienne positif par les progrès des process et l’innovation. C’est bien l’esprit et la lettre du Léviathan qu’il faut imposer à l’humanité en matière écologique car le compte à rebours est bel et bien engagé : disparitions d’espèces animales et végétales, réchauffement climatique et multiplications des phénomènes extrêmes comme vu plus haut, pollution de l’air, effets négatifs sur la santé comme le fait que deux fois plus de personnes sont aujourd’hui allergiques aux pollens qu’il y a 35 ans, avec une corrélation avec le niveau de pollution qui a été soulignée par les scientifiques.
Face au temps qui passe et au spectacle de la destruction de notre planète, le remède est bien la contrainte : « les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots, et sont sans force aucune pour mettre qui que ce soit en sécurité. C’est pourquoi, malgré les lois de nature (…), si aucun pouvoir n'est érigé, ou s’il n'est pas assez fort pour [assurer] notre sécurité, chacun se fiera – et pourra légitimement le faire – à sa propre force, à sa propre habileté, pour se garantir contre les autres hommes. »[5]
Il est temps de mettre un terme par la force à l’anarchie écologique qui est le reflet de notre propre « état de nature. » L’écologie qui est une dimension fondamentale du rapport de l’homme à l’espace qui fait l’objet de la troisième et dernière partie du présent ouvrage.
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[1] Le Petit Poisson et le Pêcheur, Jean de la Fontaine. [2] Source : « Chiffres clés du climat. France, Europe et Monde. » Ministère de la Transition écologique et solidaire, Commissariat général au développement durable, 2019. [3] Platon, Protagoras, Garnier-Flammarion, Paris, 1997. [5] Hobbes (Thomas), Léviathan ou Matière, forme et puissance de l'État chrétien et civil, Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2000.
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